Par Nicolae Steinhart

« Heureux l’homme dont l’offense est enlevée et le péché couvert » (Ps 31.1)

« Jésus leur recommanda de n’en parler à personne : mais plus il leur recommandait, plus ceux-ci le proclamaient ». (Mc 7, 36)

 

Dans le rite judaïque, il y a une prière composée d’une litanie de remerciements à Dieu pour toutes les grâces dont a bénéficié Israël, Son peuple. Comme refrain ou verset intercalé après chaque grâce mentionnée, figurent les paroles dai lanu[1], qui se traduisent par suffisant pour nous. S’il n’y avait que le fait que le Seigneur nous a sortis de la terre d’Egypte, cela nous aurait été suffisant pour Le bénir et Lui rendre grâce. S’il n’y avait eu que la transformation de la mer en terre, cela aurait été suffisant pour que nous Le bénissions et ne cessions de Le remercier. S’il n’y avait eu que la nourriture qu’Il nous a prodiguée dans le désert… Et ainsi de suite. Chaque acte de la divinité, chaque miracle est suffisant pour provoquer la reconnaissance du peuple et pour le faire s’exclamer : dai lanu.

De même, je pense que chaque juif passé par le saint Sacrement du Baptême, à qui le Seigneur S’est révélé et qui maintenant fait partie des « juifs qui avaient cru en Lui », peut également clamer : Christ Dieu, ce que tu as fait pour moi est suffisant !

Parce que tu as fait tomber les écailles qui me couvraient les yeux, je te remercie de tout mon cœur, de toute mon âme, de tout mon esprit, de toute ma force. Même si tu n’avais fait que cela après avoir fait attention à moi, il est digne et juste de crier avec larmes aux yeux : dai li.

Pour m’avoir donné la possibilité de connaître ma propre scélératesse, vanité, indignité, sois loué et remercié, et si ce que tu m’accordes se limite seulement à cela, c’en est déjà assez pour que je répète : dai li.

Parce que Tu as consenti à ce que je puisse Te prier, T’aimer et me prosterner devant Toi - Tu m’as suffisamment donné, trop donné pour que je bénisse Ton Saint Nom.

Parce que Tu as inculqué en moi l’espoir du pardon et parce que j’ai commencé à entrevoir la possibilité du salut – gloire à Toi, Seigneur !

Parce que tu m’as donné le courage de concevoir l’instauration des relations de type moi-toi avec Toi, mon Seigneur et mon Dieu, je m’émerveille et, incapable de dire autre chose, je m’écrie : dai li !

De même, parce que dorénavant je peux m’imaginer être parmi ceux à qui Tu as dit : « Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples, vous connaîtrez la vérité et la vérité fera de vous des hommes libres ». (Jn 8, 31-32).

Reconnaissant, je Te le suis mon Christ, pour toute possibilité d’expression dans nos faibles et banales paroles humaines, et pour avoir gagné d’être considéré comme Ton ami, pour avoir été autrement dit, anobli, privilégié par la foi et par l’eau du Baptême et le feu du Saint Esprit.

Pour avoir abandonné tristesse, amertume, désolation, désorientation, (il existe une amertume du laïc, du mécréant), désespoir, et avoir approché l’état de bonheur.

Et surtout parce que Tu m’as jugé digne de comprendre et d’être absolument convaincu que Tu es la Vérité, le Chemin et la Vie.

Même s’il ne m’est pas donné d’obtenir le salut, cette conviction absolue m’est complètement suffisante pour connaître la tranquillité et vivre sans soucis.

Tu m’as rendu digne, Dieu, dans Ton indicible générosité, de découvrir toute la vérité - atroce - me concernant ; tu m’as libéré de la servitude du péché qui n’a pas eu, je crois, de serviteur plus fidèle que moi.

Plus que cela, (car Tu ne donnes jamais avec parcimonie selon la justice, mais seulement à profusion, grâce sur grâce, Tu ne distribues pas de pourboires, mais Tu invites au festin royal) grâce à Ta bonté et à Ta compassion, j’ai pu m’approprier même le mot de Dostoïevski : si on me prouvait, sur mon lit de mort, de la manière la plus irréfutable, que le Christ n’est pas la Vérité, et que la Vérité est un autre - si la démonstration était inattaquable et accablante - je n’hésiterais pas un seul instant : je choisirais de rester avec le Christ et pas avec la Vérité[2].

Dai li

D’esclave et estropié Tu m’as fait homme libre et seigneur ; de peureux et scélérat, homme courageux ; d’être des ténèbres tu m’as fait avide de lumière ; et libre de constater qu’il ne m’est pas interdit d’aspirer à me comporter vraiment selon Ton enseignement et Ta volonté.

Parce que non seulement Il a fait en sorte que je me découvre moi-même dans toute ma misère et ma bassesse, mais Il m’a dévoilé les bonnes et favorables latences qui sont en moi ;

Il m’a montré que je ne suis pas définitivement et irrémédiablement perdu ;

Il m’a sorti du cloaque, de l’étroitesse et des ténèbres ;

Il a traduit pour moi-même, en mode existentiel, la terrible (mais également consolatrice) phrase : « Qui Mariam absolvisti mihi quoque spem dedisti »[3] ;

Il ne m’a jamais demandé de m’annihiler, de me tuer, mais au contraire, de tuer le péché, les vanités et de vivre fort en Lui – c’est-à-dire en liberté, joie et calme - (car, selon Stăniloae, « Il ne souhaite pas la confusion de l’homme avec Lui, mais son maintien et son élévation dans un éternel dialogue d’amour ».)

Il m’a fait découvrir un autre grand (et pendant longtemps non supposé) mystère, à savoir l’inéluctable et universelle loi du paradoxe, en m’aidant à comprendre que l’innocence ne peut paradoxalement s’obtenir que par la voie de la reconnaissance de sa propre culpabilité.

De même, il m’a accordé de communier avec Son immaculé Corps et Son précieux Sang et de réaliser que chaque action abjecte ne m’est que motif d’amertume et de trouble, et que les actes de générosité, de courage et de détachement - les belles et bonnes actions de la si dénigrée morale pratique - sont les seules qui apportent paix et gratitude.

Tu appelles le Christ au téléphone ? raillait André Gide. Mais aucun besoin d’appel, Il est tout le temps présent, prêt à entrer par la porte (ouverte) du cœur et capable seulement des actes caractéristiques de la noblesse intérieure, proposés à nous aussi, en nous enseignant qu’ils nous sont en permanence accessibles : la discrétion, le pardon, l’oubli, le détachement des mesquineries et des futilités, l’éloignement du souvenir du mal, l’aversion pour la vengeance, la haine, la susceptibilité, l’irascibilité, l’arrogance et pour beaucoup d’autres stupidités, dont Il nous a révélé l’aiguë et la déplorable nocivité - une fois pour toutes - et Il nous la dévoile chaque fois plus douloureusement.

Finalement, j’ai pu me convaincre que la liberté se conquiert uniquement par le meurtre du péché et je me suis réveillé capable de déchiffrer la formule « je fais ce que je veux »[4] : elle ne signifie pas que j’écoute sans réserve mes viscères et mes tropismes, mes partis pris et mes instincts stupides, en me constituant prisonnier de mon égoïsme, de mes turpitudes et des plaies de ma nature, mais que je soumets celles-ci à la volonté, à la raison et à ma conscience, au bon côté (purifié) de mon moi, de mon sur-moi. Je fais ce que je veux, le croyant et l’humble disciple de Jésus Christ et non ce qu’aimerait me faire faire le démon niché en moi-même, ou qui me tourne autour, au nom de la soi-disant liberté instinctuelle, sur la base de laquelle il me tente, pour que je devienne son serviteur et celui de ses mauvais esprits.

N’ayant pas été baptisé dans la première enfance, mais en pleine maturité, j’ai pu expérimenter le baptême comme Saint Sacrement et Mystère, comme mort et résurrection, comme inépuisable source d’eau vive et de félicité indicible.

L’immense majorité des chrétiens ne peut pas savoir ce que ressent celui qui est baptisé et ce qu’est véritablement cet acte fulgurant ; mais ceux qui sont dans ma situation savent, on ne peut plus clairement, qu’il ne s’agit pas d’une forme, d’un rituel, d’une cérémonie ou d’un symbole ; c’est une action directe du Dieu vivant.[5]

Je dois aussi au Seigneur l’inestimable, l’inespérée force pour résister et subir, pour me soumettre, patient et suivant Son exemple, en sachant « qu’Il partage nos souffrances, et dans le même sens, s’humilie avec nous, en s’enterrant en kénose, dans la nuit qu’Il répète en la vie de chacun d’entre nous » (Dumitru Stăniloae). Or, comme disait Simone Weil, juive elle aussi, couverte de la rosée de la grâce de la foi en Christ : « le christianisme ne nous offre pas un moyen miraculeux pour échapper à la souffrance, mais met à notre disposition le moyen miraculeux pour la supporter ».

Ce qui ne signifie pas du tout l’identification du christianisme avec la souffrance. Par la souffrance on peut arriver à la vérité et au reniement de soi, mais Albert Camus montre que l’on peut aussi arriver à l’abandon des choses terrestres grâce au bonheur. Surtout grâce au bonheur, nous pouvons nous élever jusqu’aux marches les plus hautes de l’Echelle. La douleur est en fait « la face moins noble de l’effort ». Le but reste le bonheur qu’il convient de s’approprier, au-delà des malheurs, des soucis et des épreuves. L’essence du christianisme c’est cette accoutumance, cette découverte du bonheur.

Ainsi, au-dessus de tout, je dois au Christ le sentiment libérateur, enivrant, exaltant, transformateur et illimité du bonheur - effilé comme une épée à deux tranchants - et la conscience de ce que le fait « qu’Il peut faire de toi un être nouveau », n’est pas un simple énoncé théologique ou une affirmation exemplaire, mais un constat objectif, une réalité brute.

Voilà pourquoi, de tous les versets du Psautier, c’est ceux-ci (Psaumes 65 et 72) que j’aime à répéter, car plus proches de moi, plus probants de la joie dans laquelle je me délecte, depuis le jour béni où j’ai reçu l’euphorique don du Saint Baptême :

« Nous sommes entrés dans le feu et dans l’eau, mais tu nous as fait sortir pour un banquet. »

« Venez, vous tous qui craignez Dieu, vous m’entendrez raconter ce qu’Il a fait pour moi. »

« Mais Dieu a écouté, Il a été attentif à ma prière. »

« Béni soit Dieu qui n’a pas écarté de Lui ma prière, ni de moi sa fidélité. »

« Moi stupide, ne comprenant rien, j’étais comme une bête, mais j’étais avec toi. »

« Tu m’as saisi la main droite, tu me conduiras selon tes vues, tu me prendras derrière la Gloire. »

Il n’y a pas de grande distance entre ces paroles inspirées et le sentiment de réconciliation générale qui me saisit. Quelle réconciliation ? Avec Dieu, avec les gens qui me veulent du mal et aussi - chose complètement extraordinaire - avec ceux envers qui j’ai été fautif, et enfin, même avec moi-même.
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(Extrait de "Donne et tu recevras" de Nicolae Steinhart, Publié avec l'autorisation des Editions Apostolia) Ce livre peut être commandé, soit à la librairie du monastère de la Transfiguration, soit à celle du Monastère Saint Jean-Baptiste de Maldon, en cliquant sur l'onglet "Librairie"

 

 

 

[1]. Daienu en hébreu biblique, ou encore dailanu en hébreu moderne, est le refrain d’un ancien hymne judaïque anonyme, chanté pendant le repas de Pessah, en quinze strophes, qui rend grâce aux quinze dons ou bontés que Dieu a accordé au peuple Juif. Chaque strophe finit avec le refrain dailanu. L’hymne apparaît pour la première fois sous forme écrite au IXème siècle.

[2]. F. M. Dostoïevsky, Correspondance, vol I, 1832-1864, Bartillat, page 341, Paris 1998.

[3]. « Toi, qui a pardonné Marie et m’a donné espoir » (Lat.). Fait partie de l’hymne liturgique latin Dies irae – Jour de colère, qui est également chanté pendant la messe de Requiem.

[4]. Allusion à l’affirmation attribuée à Saint Augustin : « Aime et fais ce que tu veux ».

[5]. Note de l’auteur : « A l’instar du Baptême du Seigneur, le ciel s’entrouvre au baptême de chaque fidèle et la compréhension spirituelle du sens de l’existence devient accessible ». C. Galeriu, Jertfă si răscumpărare, Ed. Harisma, p. 262, Bucureşti, 1991.