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Saint Syméon le nouveau théologien

 

L'HUMILITÉ ET L'AMOUR DES ENNEMIES

par Saint Syméon le nouveau théologien

 

Autre chose de ne désirer aucun des agréments et des plaisirs du monde, autre chose d’aspirer aux biens éternels et célestes, puisque beaucoup ont méprisé les premiers, chacun pour un motif différent, tandis qu’une toute petite minorité s’est souciée des seconds. Autre chose de ne pas chercher la gloire des hommes, autre chose d’être suspendu à la gloire de Dieu et de la rechercher sans cesse ; beaucoup, même en étant dominés par d’autres passions, ont rejeté la première, tandis qu’un très petit nombre a mérité de recevoir la seconde à force de travail et de peine.

Autre chose de se contenter d’un vêtement grossier et de ne pas désirer de beaux atours, autre chose de revêtir la lumière de Dieu ; certains, tiraillés par mille autres désirs, ont sans doute méprisé les premiers, mais seuls ont revêtu la seconde ceux qui ont mérité de devenir fils de la lumière et du jour.

Autre chose l’humilité en paroles, autre chose l’humilité de pensée ; autre chose encore l’humilité, autre chose la fleur de l’humilité, autre chose son fruit et la beauté de son fruit et sa douceur, autre chose les activités qui en découlent. En cela, certaines choses sont en notre pouvoir, d’autres non ; ce qui est en notre pouvoir c’est de concevoir, de penser, d’apprécier, de dire, de faire tout ce qui nous porte à l’humilité ; mais la sainte humilité, le reste de ses propriétés et de ses dons et son efficacité, sont un don de Dieu et non en notre pouvoir, afin que même en cela personne ne puisse se glorifier; ces dons, personne ne méritera jamais de les obtenir, s’il ne s’applique pas à jeter en semence tout ce qui dépend de lui. Autre chose de ne pas être piqué ni irrite par les affronts, les injures, les épreuves et les afflictions, autre chose de s’y complaire. Autre chose de prier pour ceux qui nous traitent ainsi, autre chose de leur pardonner, autre chose de les aimer du fond de l’âme comme des bienfaiteurs et autre chose de graver dans notre tréfonds le visage de chacun d’eux et de les embrasser impassiblement comme d’authentiques amis avec des larmes d’amour sincère, c’est-à-dire sans la moindre trace de répulsion dans le gîte de l’âme. Mais il y a encore mieux que tout cela : c’est, au cours de l’épreuve, de conserver sans broncher une attitude égale et uniforme aussi bien d l’égard de ceux qui nous invectivent en face et nous accusent qu’envers tous les autres qui nous poursuivent, qui nous injurient, qui nous condamnent, qui nous crachent au visage, et même envers ceux qui adoptent au dehors les semblants de l’amitié, mais en dessous commettent contre nous de pareils actes, qui cependant ne nous échappent pas. Enfin mieux encore que tout cela, sans comparaison, a mon avis, est d’en venir d’oublier totalement ce que l’on a subi et de n’en garder aucun souvenir, ni en l’absence, ni en la présence de ceux qui nous ont attristés ou injuriés autrement, et de les traiter au contraire exactement comme des amis sans autre forme d’arrière-pensée dans les conversations et les repas. Tout cela constitue les pratiques mises en œuvre par les âmes viriles qui marchent dans la lumière.

De plus, autre chose de craindre Dieu, autre chose d’accomplir ses commandements, selon qu’il est écrit : « Craignez le Seigneur, vous tous, ses saints », et encore : « Éloigne-toi du mal et fais le bien  ». Autre chose l’inaction, autre chose la quiétude, autre chose le silence; autre chose encore l’anachorèse, autre chose le changement de place en place, autre chose le parfait exile. Autre chose l’abstention du péché, autre chose la pratique des commandements. En plus de tout cela, autre chose de résister à l’ennemi et de le combattre, autre chose de le vaincre tout à fait, de le soumettre et de le mettre à mort ; le premier résultat appartient aux lutteurs et aux saints, dans le cas où ils atteignent en ce point à la perfection; le second, aux impassibles et aux parfaits, c’est-à-dire à ceux qui ont mis leurs ennemis en déroute à force de peines et de sueurs et qui ont remporté sur eux la victoire totale jusqu’à se revêtir avec éclat de la mortification vivifiante du Seigneur.

Certes, bien des hommes, et chacun avec un motif différent, se sont livrés à ces pratiques, mais très rares sont ceux qui les ont abordées avec une crainte bien enracinée, avec l’amour de Dieu joint A une foi inébranlable; seuls aussi ces derniers, avec le secours de la grâce, réussissent rapidement dans la pratique de la vertu et, en progressant sur tous les points indiqués, y tendent d’heure en heure de toutes leurs forces. Quant aux autres, selon la parole, «  ils sont comme abandonnés dans le désert où il n’y a pas de voie tracée »; c’est d’eux qu’il est écrit :  « Je les ai abandonnés aux désirs de leur cœur ; ils iront au gré de leurs propres désirs ». « Et comme ils n’ont pas jugé bon de reconnaître Dieu, Dieu les a livrés à une intelligence sans jugement pour faire ce qui ne convient pas ». Donc ceux qui ont, bien établi le fondement de la foi et de l’espérance, avec crainte et tremblement, sur la pierre de l’obéissance à leur père spirituel, et qui édifient sans hésitation sur ce fondement de la docilité ce qu’il leur commande, comme venant de la bouche de Dieu, ceux-ci réussissent aussitôt à renoncer à eux-mêmes. Car le fait d’accomplir, non sa propre volonté, mais celle de son père spirituel, en vue d’observer le commandement de Dieu et de s’exercer à la vertu, provoque aussi bien le renoncement à soi-même.

SC129 pp 15-21 Paris Cerf 1967 Traités Théologiques et Éthiques S. Syméon le Nouveau Théologien -  Éthique 4