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par le Moine Stratonique, ermite dans le Caucase

(paru dans le n° 7 de la revue "Buisson Ardent, traduction de Soeur Yelena)

 

            Cette instruction a été rédigée par le Père Stratonique en 1908 à la demande de quelques frères du monastère de Glinsk[2] qui cherchaient à éclaircir le but de leur vie monastique.

Après avoir passé 12 à 15 ans dans les montagnes du Caucase, le moine Stratonique entreprit de visiter tous les monastères et ermitages de Russie et de l’Athos. Il trouva que de façon générale, la vie monastique y était tombée si bas que sur plusieurs centaines de moines, on pouvait à peine en trouver un qui soit capable d’expliquer le but de sa vie, c’est-à-dire la raison pour laquelle il vivait dans un monastère ou un ermitage, et le sens et les étapes de la vie chrétienne. Quant aux autres, comme il avait pu l’observer, ils menaient une vie à ce point banale, sans aucune instruction spirituelle, que chez eux, à part les règles et règlements extérieurs, on ne notait aucune connaissance de la vie monastique et chrétienne. C’est pourquoi, par compassion et pitié, il écrivit pour ceux des frères qui le lui avaient demandé ce court traité sur les deux degrés de la vie chrétienne qu’il avait apparemment lui-même franchis par expérience. Quant au troisième degré, il ne se décida pas à en parler et c’est le moine Michel, du monastère de Glinsk, qui le fit sur la base des Saintes Écritures.

 

Les attributs suprêmes de Dieu —Le but de la création de l’homme — La chute— L’ascension spirituelle sur les degrés de la perfection de la Foi, de l’Espérance et de la Charité.

 

            Dieu est, de par nature, le Bien suprême et souverain dont la plénitude, qui renferme tous les biens, n’a jamais pu et ne pourra jamais être appréhendée non seulement par les hommes, par les ordres angéliques inférieurs et moyens, mais encore par les intelligences supérieures des chérubins et des séraphins. Contemplant les dons divins sublimes et abondants, et les bienfaits indescriptibles et dépassant toute parole, les ordres angéliques sont, en quelque sorte, remplis d’un saint effroi, plein d’une joie souveraine et de félicité qui les fait s’exclamer : « Saint, saint, saint est le Seigneur Sabaoth, le ciel et la terre sont remplis de Ta gloire. » Ils n’ont pas encore fini de chanter que déjà ils voient de nouveaux bienfaits répandus par leur Seigneur — bienfaits qui surpassent les premiers, et de nouveau ils répètent leur chant céleste. Et c’est ainsi qu’il ne cesse jamais. Ces biens consistent en ce que les êtres raisonnables acquièrent la connaissance et d’autres sentiments, et les corps inanimés changent peu à peu d’apparence, de goût, de fragrance, etc.

            L’homme, élevé aux cieux, verra, entendra et comprendra toujours quelque chose de nouveau. Le passé ne se répétera point ; et c’est pourquoi, tout comme les anges, il sera rempli d’une sorte de saint effroi, d’une joie suprême et de félicité, que n’a pu décrire même le saint apôtre Paul, ravi au troisième ciel.

            Ainsi, dans Sa perfection, Dieu est le Bien suprême et souverain. Dans son divin conseil, Il a en quelque sorte dit : « Je suis par nature bienheureux, pour ma béatitude Je n’ai besoin de rien ni de personne ; mais de par ma nature, il ne m’est pas propre de me réjouir seul. Comme J’ai créé au ciel les ordres angéliques, ainsi sur terre, Je vais créer l’homme à mon image et ressemblance, pour que l’homme jouisse de la félicité éternelle par Moi et en Moi. C’est dans ce seul but que Dieu dans Sa bonté a créé l’homme et l’a introduit dans le paradis des délices qui renfermait tous les biens perceptibles par les cinq sens extérieurs et corporels. À la vue de ces biens, l’homme devait encore développer en soi les dons spirituels accordés au moment de sa création. De chaque objet contemplé, senti, goûté, touché ou entendu, il devait mentalement passer à la connaissance du Seigneur et Créateur et s’émerveiller des attributs de Dieu ; connaissant le Seigneur, il devait s’enflammer d’amour pour Lui et s’unissant à Dieu par son intelligence, il devait se sentir bienheureux, et s’élever peu à peu jusqu’aux limites suprêmes de la perfection spirituelle, là où il ne pourrait plus ni tomber ni pécher.

            Mais hélas ! ce n’est pas ce qui est arrivé. L’homme, cet être raisonnable doué de libre arbitre, ne s’est pas soucié de développer son intelligence afin de l’établir de par sa libre volonté inébranlablement du bon côté.

            En la personne d’Adam et d’Ève, les premiers créés, il est tombé et fut chassé par la justice divine du paradis des délices ; il a dû faire l’expérience du malheur et enfin, après la mort, descendre aux enfers, lieu de très grands tourments variés et éternels. Ô pauvre humanité ! Après l’immense honneur de la ressemblance à Dieu, elle est entrée dans un déshonneur indicible, dans la laideur et l’abaissement. Mais dans Sa bonté infinie, le Seigneur n’a pas permis à l’humanité de rester dans cet état de misère et a daigné envoyer dans ce monde rempli de tous les maux Son Fils Unique pour qu’Il prenne la chair de l’homme et en elle satisfasse Sa justice pour les péchés du monde. Et ainsi, le Fils de Dieu incarné, notre Seigneur Jésus-Christ, nous a rachetés du péché, de la malédiction et de la mort. Maintenant il incombe à l’homme de prendre profondément conscience de ce suprême sacrifice rédempteur ; l’ayant reconnu, il doit se libérer de son péché et mener une vie ascétique avec intelligence, en accomplissant les commandements du Sauveur, notre Seigneur Jésus-Christ.

            Pour réaliser cela nous devons avant tout accomplir le premier des commandements évangéliques donné par Jésus-Christ notre Dieu : « Repentez-vous ». C’est-à-dire : reconnaissez le péché ancestral et vos propres péchés, apportez les fruits du repentir et recevez en vous le royaume céleste qui par Mon intercession s’est approché de vous. Chacun d’entre nous doit personnellement accepter cet appel au repentir et commencer à se repentir en menant une vie ascétique avec intelligence comme l’a dit Dieu à Jésus fils de Nun (Josué) et en sa personne à nous tous : « Comprends ce que tu fais. »

            Vivre avec intelligence consiste en premier lieu à se réconcilier avec Dieu par un sincère repentir ; deuxièmement, une fois repenti, il faut ne pas retomber dans ses péchés, se détacher d’eux et ainsi renaître spirituellement ; troisièmement, par la grâce salvatrice du Seigneur, devenir fils de Dieu, percevoir en soi d’une manière sensible la présence du Saint-Esprit et, de cette façon, restaurer en soi l’état perdu dans lequel nous nous trouvions au moment du saint Baptême. Nous devons tendre entièrement, de toutes les forces de notre âme et de notre corps, sans relâche, à la réconciliation avec Dieu par un sincère repentir, à la renaissance, à l’adoption filiale et à la réception (restauration) de la grâce du Saint-Esprit jusqu’à ce que, avec l’aide de Dieu, tout cela se réalise en nous selon la parole du saint prophète David : « Je n’accorderai pas de sommeil à mes yeux, ni d’assoupissement à mes paupières, ni de repos à mes tempes jusqu’à ce que je trouve un lieu pour le Seigneur, un tabernacle au Dieu de Jacob. » (Psaume 131, 4-6.) Il a dit en quelque sorte : je ne prendrai pas de repos tant que je n’aurai pas senti la réconciliation avec Dieu et la présence de Sa grâce dans mon cœur, cet état dans lequel j’étais avant ma chute ; et pour mieux réaliser cela, il a dit : « Aussi j’ai été redressé grâce à tous Tes commandements ; j’ai haï toute voie d’injustice. » (Psaume 118, 128.) C’est vers cela qu’il faut tendre dans notre vie ascétique menée avec intelligence, avec une profonde humilité et un total dévouement à Dieu, étant conscients que « Si le Seigneur ne bâtit la maison, en vain se fatiguent les bâtisseurs ; si le Seigneur ne garde la ville, en vain toute la nuit veille le gardien. » (Psaume126, 1.) « Sans Moi,dit le Seigneur, vous ne pouvez rien faire. » (Jean 15, 5.)

            Pour mener une vie ascétique spirituelle avec succès, il faut comprendre chacune de nos actions. Par exemple : pourquoi suis-je entré au monastère ? Parce que je me suis reconnu pécheur et ayant renoncé à la vie mondaine et familiale, je cherche dans le monachisme des conditions favorables pour une réconciliation avec Dieu, une renaissance spirituelle, l’adoption filiale et la réception (restauration) de la grâce de Dieu, toutes choses que j’ai reçues au saint Baptême mais perdues par ma vie pécheresse.

            Pourquoi est-ce que je m’applique à l’obéissance ? Parce qu’ainsi je soumets ma volonté à une volonté humaine selon Dieu. En œuvrant ainsi, je renonce à moi-même afin de trouver grâce auprès du Seigneur, d’obtenir le pardon des péchés, la renaissance spirituelle, l’adoption et la restauration de la grâce du Saint-Esprit perdue à cause des péchés après le saint Baptême.

            Pourquoi est-ce que je prie ? Pour ces mêmes raisons, parce que par mes prières je veux fléchir Dieu, recevoir le pardon des péchés, etc. C’est avec ce même but que sans cesse nous devons aussi pratiquer la Prière de Jésus.

            Si nous ne clarifions pas tout cela pour nous-mêmes et ne gardons pas le but indiqué — l’acquisition du pardon des péchés, la renaissance, l’adoption filiale et la réception (restauration) de la grâce de Dieu — alors le zèle pour le salut que nous possédions lors de notre entrée au monastère, va peu à peu se refroidir et se transformer en un état vague dans lequel ne se distingue plus aucun but.

            C’est pourquoi, dans le monachisme contemporain, on ne voit pratiquement aucun progrès spirituel. Ne sachant rien de la façon de vivre propre au monachisme, les nouveaux venus ont sous les yeux leurs aînés qui se contentent des règles, usages et règlements extérieurs, et se disent « C’est probablement notre époque qui veut ça, où et quoi chercher de plus ? » Et peu à peu, ils finissent eux-mêmes par imiter ces négligents. Ils abandonnent leur zèle initial pour le salut, et peu à peu passent à la complaisance, à la vanité, au pharisaïsme et s’habituent si bien à cela que, sans mauvaise conscience, ils deviennent tout à fait psychiques[3] et la vraie vie spirituelle leur semble de la folie.

            Même si quelqu’un reconnaît l’arbitraire d’une telle vie, il ne peut le comprendre correctement et ne sait par où commencer une vie meilleure, vers où se diriger, et va continuer à vivre comme précédemment dans un état vague, sans but ni plan. Comme il est dit plus haut, le but de l’entrée au monastère, de l’obéissance et de la prière commune, personnelle y compris de la Prière de Jésus, c’est notre désir d’apporter à Dieu un vrai repentir, de renaître à la vie spirituelle, de devenir fils de Dieu et recevoir (restaurer) la grâce du Saint-Esprit que nous avions au saint Baptême. C’est pourquoi les prières doivent être dites avec « un esprit brisé, d’un cœur broyé et humilié » (Psaume 50, 19. N.d.t.), avec le désir de recevoir le pardon des péchés et de se réconcilier avec Dieu.

            Celui qui pratique la Prière de Jésus dans le but d’acquérir le don de la prière accompagnée de grâces abondantes, celui-là n’échappera qu’avec peine à la prélest (illusion spirituelle) et de toute façon sa prière restera privée du don de la grâce qui s’obtient seulement comme résultat de la pauvreté d’esprit, fruit d’un profond repentir accompagné d’un esprit contrit et humble. L’action de la Prière de Jésus se manifeste particulièrement après la réconciliation avec Dieu par le repentir, la renaissance spirituelle et l’adoption ; il arrive alors que la grâce de Dieu devienne sensible : chaleur et douceur de la prière, prémices de contemplation et contemplation elle-même, connaissance spirituelle et connaissance de Dieu, amour du prochain et de Dieu accessible à la nature humaine.

            Tout cela s’accomplit au premier degré de l’ascension spirituelle vers Dieu ou au niveau de la Foi chrétienne ; c’est grand en tant que véritable don de la grâce mais ce n’est pas grand en comparaison des degrés supérieurs. Au deuxième degré se trouve l’Espérance ; Dieu introduit l’homme dans le creuset de la tentation, Il éprouve notre espérance en Lui, dans le renoncement à la confiance en soi et à la confiance en l’homme en général. À ce degré, il est important de reconnaître par sa propre expérience et sous tous les rapports ses infirmités, son ignorance et sa nullité. Car alors, nous acquérons une grande pauvreté d’esprit qui implante dans le cœur une profonde humilité. Et cette humilité, plus que tout, attire à soi la bienveillance de Dieu. L’humilité est l’essence de notre salut, quant aux autres vertus et commandements, ils sont le procédé ou le moyen conduisant à l’humilité et à la totale espérance en Dieu. Connaissant ses infirmités, l’homme voit la profonde chute de l’humanité et pleure autant sur soi que sur toute l’humanité. Il a compassion et condescendance pour tous ; il est prêt à être tout à tous ; en Dieu, avec bienveillance, il pardonne les péchés et les infirmités du prochain ; quant à lui-même, il se condamne en tout comme indigne des bienfaits de Dieu dont tout comme l’humanité, il est comblé, lui aussi, personnellement.

            Le troisième degré de la perfection chrétienne est[4] l’amour véritable et sans acception de personne pour Dieu et pour son prochain, — cette charité qui, selon la parole de l’apôtre Paul, « est longanime ; la charité est serviable ; elle n’est pas envieuse ; la charité ne fanfaronne pas, ne se rengorge pas ; elle ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas, ne tient pas compte du mal ; elle ne se réjouit pas de l’injustice, mais elle met sa joie dans la vérité. Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout. La charité ne passe jamais (1 Corinthiens 13, 4-8). Celui qui aime Dieu et est aimé de Lui, est héritier du royaume céleste et voit avec les yeux spirituels ce que « l’œil de l’homme n’a pas vu, ce que l’oreille n’a point entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme » (1 Corinthiens 2, 9). Ainsi parle le premier des apôtres, Paul, ravi au troisième ciel, qui a lui-même entendu des paroles ineffables « qu’il n’est pas permis à l’homme de redire » (2 Corinthiens12, 4).

 

 

 

 



[1]              Traduit du russe par sœur Yelena.

[2] Monastère de Glinsk : fondé au XVIe siècle ; situé dans la Russie du Sud, non loin de la frontière de l’Ukraine. En 1909, la fraternité comptait 129 moines, 45 novices et 286 postulants. (N.d.t.)

[3] Psychique est celui qui est purement terrestre, étranger à ce qui est spirituel . Voir1 Corinthiens 15, 44 et 46. (N.d.t.)

[4] Le texte du troisième degré a été rédigé par un autre auteur, le moine Michel, du Monastère de Glinsk. (N.d.t.)