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Conclusion : DANS LA LUMIÈRE DE LA TRINITÉ SAINTE

 

La « prière véritable » ou « spirituelle » est une conversatio, un échange infiniment mystérieux entre Dieu et l’homme dont l’initiative vient entièrement de la part de Dieu. La vision d’Évagre est en effet à l’opposé du célèbre « éveil à soi-éveil à Dieu ». Ce n’est que grâce à la plénitude de l’auto-révélation de Dieu que l’homme expérimente dans cette « lumière » aussi la plénitude de son propre être. L’homme n’y parvient pas en entrant dans les profondeurs de son propre être, mais grâce à un mouvement de dépassement de toute la réalité créée et donc aussi de soi-même[14].

Comme Évagre le fait clairement entendre, chacune des trois hypostases divines s’y « manifeste » à l’intellect de la manière qui lui est propre. « L’Esprit compatissant » est le « protreptique » et mystagogue de cet échange « sans aucun intermédiaire » entre la personne absolue de Dieu et la personne créée de l’homme. Il « visite » l’intellect et le conduit jusqu’au seuil de la « prière spirituelle », il « vient sur lui » et le « remplit » de sa présence sanctifiante.

C’est alors que le Dieu-Logos que l’intellect « cherchait » tout au long de sa « montée vers Dieu » se « manifeste » à lui et lui « révèle le Père caché ».

Celui-ci lui « apparaît » donc et le gratifie du « don très glorieux de la prière », but de son « amour passionné ». Cette « prière » est dite maintenant « spirituelle » et « véritable » parce qu’elle ne « devient réalité » que « par l’Esprit Saint et le Fils Unique du Père ».

Puisque tout le mystère de la Trinité sainte se communique donc ici à l’homme, Évagre parle aussi de cet événement mystérieux symboliquement comme de « l’apparition » (epiphanentos) (M.c. 40, 7) de la « lumière de la Trinité sainte » (Sk. 4, cf. 2). Par « lumière bienheureuse de la Trinité sainte » (M.c. 42, 5 s.), il faut entendre « connaissance de la Trinité sainte » (Or. Prol. et souvent), puisque « lumière » est un symbole biblique (cf. Hos. 10, 12) de la « connaissance » (cf. 2 in Ps. 12, 4 ; 16 in Ps. 17, 29 ; 4 in Ps. 33, 6, etc.), et par « connaissance » Évagre désigne le « commerce » le plus intime qui puisse exister entre deux personnes (cf. Gen. 4, 1).

Et voici donc, en guise de conclusion, cette « définition » sublime de la prière qui ramasse en une seule phrase tout ce que nous venons de dire dans ces pages :

 

La prière est un état de l’intellect

qui survient uniquement

[sous l’effet de l’apparition]

de la lumière de la Trinité sainte. (Sk. 27)

 

Saint Silouane a-t-il connu le Traité de la prière d’Évagre, sous le nom de Nil d’Ancyre bien entendu ? Je l’ignore. Ce fut un homme « illettré », mais puisqu’il était, à l’instar de saint Antoine le Grand, « enseigné par Dieu » (theodidaktos), on est sans doute en droit de penser qu’il été initié par l’Esprit Saint lui-même à la « prière véritable », d’autant plus que l’enseignement de saint Paul sur « l’Esprit compatissant » comme maître de la « prière spirituelle » lui était bien sûr familier.

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Œuvres d’Évagre citées

 

(Ep.) Epistulæ LXII, éd. (du texte syriaque) W. Frankenberg, Evagrius Ponticus, Berlin 1912. — Trad. allemande G. Bunge, Evagrios Pontikos, Briefe aus der Wuste, Trèves 1986.

(Ep. fıd.) Epistula fidei, éd. J. Gribomont, in : Basilio di Cesarea, Le lettere, éd. M. Forlin Patrucco, vol. I, Turin 1983, 84-113.

(Ep. Mel.) Epistula ad Melaniam, éd. Frankenberg, cf. supra. — Trad. allemande G. Bunge, cf. supra.

(Gn.) Gnostikos, éd. A. et C. Guillaumont, Évagre le Pontique, Le Gnostique, Paris, 1989 (SC 356).

(in Eccl.) Scholia in Ecclesiasten, éd. P. Géhin, Évagre le Pontique, Scholies à l’Ecclésiaste, Paris, 1993 (SC 397).

(in Prov.) Scholia in Proverbia, éd. P. Géhin, Évagre le Pontique, Scholies aux Proverbes, Paris, 1987 (SC 340).

(in Ps.) Scholia in Psalmos. Pour les parties des chaînes imprimées, cf. l’étude de M.-J. Rondeau, Le Commentaire sur les Psaumes d’Évagre le Pontique, OCP 26 (1960), 307-348. Grâce à l’obligeance de Mlle Rondeau nous pouvons nous servir de sa collation de la chaîne Vaticane 754 qui donne un texte meilleur et plus complet.

(Inst. mon.) Institutio ad monachos, texte grec dans PG. Pour la forme primitive de ces deux centuries, cf. R. E. Sinkewicz, Evagrius of Pontus, The Greek Ascetic Corpus, 217-223, Oxford, 2003.

(M.c.) De malignis cogitationibus, éd. P. Géhin -C. et A. Guillaumont, Évagre le Pontique, Sur les Pensées, Paris, 1998 (SC 438).

(Mn.) Ad monachos, éd. H. Gressmann, Nonnenspiegel und Monchsspiegel des Evagrios Pontikos,  TU 39, 4 (1913), 143-165.

(Or.) De Oratione. En attendant l’édition critique de P. Géhin, on peut se servir du texte publié dans PG 79 ou de celui de la Philokalia de Nicodème l’Agiorite, souvent meilleur et dont nous suivons la numération.

(KG) Kephalaia Gnostika, éd. A. Guillaumont, Les Six Centuries des Kephalaia Gnostica d’Évagre le Pontique, Paris, 1958 (PO XXVIII, Nr. 134).

(Pr.) Praktikos, éd. A. et C. Guillaumont, Évagre le Pontique, Traité Pratique ou Le Moine, Paris, 1971 (SC 170-171).

(Sk.) Skemmata, éd. J. Muyldermans, Evagriana. Extrait de la revue Le Muséon, t. XLIV, augmenté de Nouveaux fragments Grecs inédits, Paris, 1931.

Pour plus de détails sur les œuvres d’Évagre et leurs traductions françaises cf. le manuel de V. Desprez, Le monachisme primitif, des origines jusqu’au concile d’Éphèse, Bellefontaine, 1998 (SO 72).

 

Bibliographie choisie

 

O. Zöckler (1893), Biblische und kirchenhistorische Studien, Viertes Heft : Evagrius Pontikus, Munchen, 1893.

W. Bousset (1923), Apophtegmata, Buch III : Evagriosstudien, Tubingen 1923.

I. Hausherr (1934), Le traité de l’Oraison d’Évagre le Pontique (Pseudo Nil), Revue d’ascétique et de mystique 15 (134), 34-93, 113-170.

Id. (1960), réédité (avec des modifications) sous le titre : Les leçons d’un contemplatif, Paris, 1960

H.U. von Balthasar (1939), Metaphysik und Mystik des Evagrius Ponticus, Zeitschrift fur Aszese und Mystik 14 (1939), 31-47.

J. Gribomont (1986), Evagrius the Intellectual. in : Christian Spirituality, éd. B. Mc Ginn et J. Meyendorff, London, 1986, 104-105.

G. Bunge (1986), The « Spiritual Prayer » : On the Trinitarian Mysticism of Evagrios of Pontos, Monastic Studies 17 (1986), 191-208.

Id. (1987), Das Geistgebet. Studien zum Traktat De Oratione des Evagrios Pontikos, Köln, 1987.

Id. (1989), Hénade ou Monade ? Au sujet de deux notions centrales de la terminologie évagrienne, Le Muséon 102 (1989), 69-91.

Id. (1994), « Der mystische Sinn der Schrift ». Anlässlich der Veröffentlichung der Scholien zum Ecclesiasten des Evagrios Pontikos, Studia Monastica 36 (1994), 135-146.

Id. (2000), « La Montagne intelligible ». De la contemplation indirecte à la connaissance immédiate de Dieu dans le traité De Oratione d’Évagre le Pontique, Studia Monastica 42 (2000), 7-26.

A. Guillaumont (1983), La « preghiera pura » di Evagrio e l’influsso del neoplatonismo, Dizionario degli Istituti di Perfezione VII, Rome 1983, col. 591-595.

Id. (2004), Un philosophe au désert. Évagre le Pontique, Paris, 2004.

 



[1] Le Père Gabriel Bunge o.s.b. est né en 1940 à Cologne, d’un père luthérien et d’une mère catholique. Entré au Monastère de Chevetogne (Belqique) à 22 ans, il est ordonné prêtre en 1972. Il se retirera pour vivre en ermite, en 1980, dans le Tessin (Suisse), où il vit encore. Il a beaucoup publié sur Évagre le Pontique et la tradition spirituelle des pères ascétiques, notamment aux Éditions de l’Abbaye de Bellefontaine, dans la collection Spiritualité orientale : sur Évagre, les numéros 51, 61 et 67. Récemment encore, Vases d’argile. La pratique de la prière personnelle suivant la tradition des saints Pères.

[2] Hausherr fait ici écho à Bousset (1923), p. 299.

[3] Hausherre (1934), p. 177 = (1960), p. 98, qui fait ici écho à Zöckler (1893), p. 72.

[4] Bousset (1923), p. 294 et souvent ; Guillaumont (2004), p. 340 s., 399 s. Ce préjugé remonte sans doute à Zöckler (1893), p. 72 ; cf. Bunge (1989).

[5] Hausherr (1960), p. 7 ; cf. Guillaumont (1983) qui s’exprime de façon bien plus nuancée.

[6] Ep. fid. 2. Cf. aussi les considérations d’Évagre sur le nombre dans in Eccl. 1, 15 : G. 6 avec commentaire, et in Eccl. 3, 19-22 : G. 21, 7 s. sur le rapport entre « nombre » et « nature ».

[7] Cf. encore récemment Guillaumont (2004), p. 340 s. note 5 et p. 298-306. L’éminent savant ne semble jamais avoir pris connaissance de nos études sur le traité De Oratione rassemblées dans Bunge (1987), et notamment du chap. VI : « In Geist und Wahrheit ».

[8] )Cf. Hausherr (1960), p. 88 qui se réfère à Bousset (1923), p. 299.

[9] Cf. le renvoi explicite dans M.c. 22, 22. Cf. aussi les remarques des éditeurs dans l’introduction p. 22 et 122 s.

[10] Cf. à ce sujet E. Lanne, « La prière au Saint-Esprit en Orient et en Occident », dans : La prière liturgique (Bibliotheca Ephemerides Liturgicæ, Subsidia 115), Rome, 2001, pp. 267-280 ; S. Parenti-E. Velkovska, « Re Celeste, Paraclito, Spirito di Verità ». Il Veni Creator Spiritus della liturgia Bizantina, in Studia Anselmiana 139 (Rome, 2005), pp. 387-404.

[11] La tradition manuscrite hésite entre apartizousa et harpazousa, verbe que l’on rencontre dans un contexte analogue qui en explique aussi le sens : la connaissance « ravit » l’intellect dans les hauteurs (de la connaissance) et le sépare des choses sensibles (Pr. 66).

[12] Cf. Or. 10. 54. 56. 61 ! 80. 153, c£ Jn. 4, 23 : les vrais adorateurs du Père.

[13] Cf. Clément d’Alexandrie, Stromates VII, 39, 6 (SC 428, p. 140 s., cf. la note 3 sur les origines lointaines, philosophiques, de cette définition).

[14] Le terme « extase », par contre, a chez Évagre toujours un sens péjoratif : perte de la raison.